Voyage cauchemardesque dans les contrées du rêve

Mode sombre

Une analyse sur les liens entre les œuvres de ZUN et de Lovecraft.
Des points communs pas évidents au premier regard…
Article terminé le 21 février 2021

[Sommaire]

Introduction

Bonsoir, c’est Mots, grand fan des œuvres de ZUN et de… Lovecraft.
Dans cet article, je vais revenir sur les points communs entre ces deux auteurs. Des points communs visibles seulement lorsque l’on va en profondeur…

Attention ! Cet article s’adresse à ceux qui connaissent un peu ces deux artistes. Si vous ne pensez pas bien les connaître, je vous conseille d’abord de lire ces textes, qui suffiront à vous donner un aperçu des œuvres :

Enfin je précise que je ne suis pas un spécialiste. Je n’ai pas tout lu de Lovecraft, et je n’ai ni tout lu, ni tout écouté, ni tout joué de ZUN.
Sur ce, commençons l’exploration…


Les deux artistes et leur contexte

Pour commencer, replaçons les deux auteurs — ou artistes, j’utiliserai les deux mots comme synonymes — dans leur contexte.

Howard Phillips Lovecraft

H. P. Lovecraft est un auteur de fantastique, d’horreur et de science-fiction qui a vécu de 1890 à 1937 aux États-Unis.
Il n’a jamais rencontré le succès de son vivant, encore moins la fortune. Mais il a laissé derrière lui une mythologie, des correspondances et des poèmes qui ont beaucoup influencé le fantastique depuis lors.
Ses principales influences sont — selon moi — Edgar Allan Poe et Guy de Maupassant.
On associe souvent son œuvre au concept « d’horreur cosmique », mais la chose est plus complexe, nous allons y revenir.

Jun’ya Ōta (ZUN)

ZUN est le pseudonyme de 太田順也 (Ōta Jun’ya), un japonais né en 1977.
Il est discret quant à sa vie privée, et dans cet article je l’appellerai ZUN au lieu de Jun’ya ; c’est plus l’artiste que l’homme qui nous intéresse.
Très éclectique, il est à la fois compositeur, game designer, développeur, auteur et dessinateur — ces deux dernières facettes étant plus limitées.
Il connaît un succès grâce à sa série de jeux Tōhō (東方 signifiant « oriental »), et grâce à ses compositions musicales.


Des univers a priori sans rapport

Lorsque l’on découvre les œuvres de Lovecraft et ZUN, on ne voit pas de réel lien entre les deux.
Cette première section vise donc à lister les contre-arguments à cet article. Car ce sont de bons arguments, ils le méritent.

Des thèmes très éloignés

Ce qui saute aux yeux, après une partie sur Imperishable Night et la lecture de L’Appel de Cthulhu, c’est que les deux n’ont aucun lien ! Un jeu vidéo ancré dans la culture japonaise, rythmé de musique électronique, et une nouvelle horrifique dans le monde du début du XXe ? Les thèmes sont résolument éloignés.

Et c’est en effet le cas. Que ce soit les jeux, les albums ou les mangas, la licence Tōhō propose des aventures légères, parfois comiques, parfois épiques, où les enjeux sont grands mais la victoire facile.
Pendant ce temps, Lovecraft met ses personnages dans des situations de désespoir, et ne leur permet jamais de véritablement gagner leur lutte.

Des personnages opposés

Un des aspect les plus intéressants de ces deux univers est leur traitement du genre des personnages.

Chez Lovecraft, les personnages sont exclusivement des hommes. Les femmes sont, plutôt que méprisées, tout simplement ignorées, et à peine mentionnées. Même dans La Chose sur le seuil, Asenath Waite n’est ni vraiment une femme, ni vraiment humaine.
Lovecraft n’aime pas les femmes, c’est un fait. Cela ne l’a pas empêché de se marier — puis de divorcer deux ans après.

Alors qu’est-ce qu’un personnage lovecraftien ? Souvent un homme éduqué, beau, cultivé, intelligent, mais qui se sent à l’écart de ses pairs. On pourrait simplifier en disant « un penseur dans un monde d’imbéciles ».
C’est là toute l’essence du héros lovecraftien : il n’aime pas la société dans laquelle il vit, voire même il n’aime pas son monde, mais ses recherches d’un autre monde meilleur ne lui apporteront que du malheur.

Ton désir n’est pas de fuir comme un enfant une scène détestable pour te réfugier dans un rêve agréable, mais de plonger comme un homme dans le dernier et plus intime secret qui se trouve par-delà toutes les scènes et tous les rêves.
— À travers les portes de la Clé d’Argent (traduction David Camus)

Pendant ce temps, ZUN a constitué un univers entier rempli presque exclusivement de femmes.
Contrairement à Lovecraft qui n’aimait pas les femmes, ZUN ne semble pas avoir d’aversion particulière envers les hommes.
C’est plutôt une préférence pour les personnages féminins qui l’a poussé à créer des héroïnes. Il dit de lui-même qu’au point où en est son univers, il serait « bizarre » de voir un homme apparaître.
Les hommes sont donc réduits au status de villageois anonymes dans les mangas.
Mais à la différence de Lovecraft, les personnages de ZUN sont toutes très différentes, en apparence et en caractère, ce qui comble le « trou » de diversité créé par l’absence de garçons.

Alors qu’est-ce qu’un personnage de ZUN ? Souvent une fille d’apparence jeune, mais parfois plus âgée qu’elle n’en a l’air, possédant des habits très reconnaissables, et un pouvoir particulier. L’originalité vient de tous ces éléments : apparence, nom — les noms japonais que ZUN donne à ses héroïnes ont souvent un double sens —, pouvoir, caractère, et parfois le thème musical associé.

Des mondes antinomiques

Chacun des deux auteurs décrit deux mondes en un. Un point commun qui n’en est pas un réllement entre les deux est qu’ils décrivent plus une mythologie qu’un univers cohérent. Leurs œuvres proposent plusieurs « canons » et ne se soucient pas d’avoir quelques incohérences.

Lovecraft propose d’abord le monde « réel ». Très ancré dans la réalité de son temps, il cite des lieux réels, des livres réels, et les mélange à des lieux et livres fictifs pour rendre son récit plus crédible.

D’autre part, certaines de ses histoires se passent dans les Contrées du Rêve ; un monde créé à partir des rêves et des cauchemars d’êtres vivants. Un humain qui rêve peut apporter une nouvelle pièce au puzzle des Contrées du Rêve. Mais cet autre monde est aussi régi par des lois strictes, et on peut y naître, y passer sa vie, y mourir. Il faudrait peut-être l’envisager comme un monde parallèle accessible aux gens de la réalité via les songes.

L’arpenteur des Contrées du Rêve connaissait bien cette terre paradisiaque, dont les jardins s’étendaient entre le bois et la mer Cérénarienne. Le cœur joyeux, il suivit les murmures de l’Oukranos, dont les flots lui montraient le chemin. Le soleil s’éleva sur les douces pentes couvertes de pelouses et de bosquets, accentuant les couleurs des milliers de fleurs dont les monticules et les combes étaient constellés.
— La Quête onirique de Kadath l’Inconnue (traduction David Camus)

ZUN a quant à lui conçu Gensōkyō, le Pays des illusions. J’ai déjà présenté cet univers dans mon premier article, donc je ne vais pas y revenir.

Et au-delà de Gensōkyō, dans les albums, il raconte un monde futuriste, où les technologies sont plus avancées, mais où la société a évolué. C’est une sorte d’anticipation que l’on pourrait situer entre cinquante et deux cent ans dans le futur.
Néanmoins, ces deux mondes n’ont rien de « réaliste », en tous cas pas comme celui de Lovecraft, qui entend s’intégrer à la réalité pour rendre l’horreur plus crédible et la peur plus présente.


Des œuvres en réalité proches

Maintenant que nous avons vu les principales — et évidentes — différences entre les deux univers, attardons-nous sur les points communs que l’on peut leur trouver. Ils ne sautent pas aux yeux, mais pourtant…

Voyages oniriques

ZUN aime les rêves. Il aime représenter Gensōkyō comme un monde d’illusions où échouent les choses oubliées du monde extérieur, et ne manque jamais de discourir sur les liens entre réalité et songe, notamment dans les albums, puisque c’est par les rêves que les pouvoirs de Maribel se manifestent.

De son côté, Lovecraft a construit tout un cycle d’histoires autour des Contrées du rêve, mais ne s’y est pas cantonné. C’est par le rêve que l’on peut échapper à la morne réalité, que l’on peut explorer d’autres mondes.
Et dans le cas des deux auteurs, les cauchemars peuvent s’infiltrer dans le monde de l’éveil : Merry se blesse dans les ruines de Torifune, et le narrateur de Hypnos perd son ami dans les méandres du sommeil.

Cependant, il semble que ZUN aille plus loin dans ses réflexions sur les rêves. Pour lui, le terme de rêve ne décrit pas que les songes, mais aussi les illusions, les espoirs.

Les voyageurs du 20e Siècle. L’Arche du Noé du 20e Siècle s’envola dans l’espace, emportant avec elle espoirs et peurs. Mais il semble que les espoirs furent laissés sur la Lune.
Ici, dans le « futur », au 21e Siècle, seules les peurs et une poignée d’illusions demeurent.
— Commentaire de « Voyage 1969 », dans Imperishable Night

Des deux côtés, le rêve se mêle immanquablement à l’éveil, et les personnages risquent de confondre réalité et illusion. Est-ce une méditation profonde des artistes, ou un simple ressort artistique ? Le mélange de rêve et de réalité est un thème ancien que l’on retrouve chez Tchouang-tseu — philosophe chinois — ou dans la tradition bouddhiste.

Derrière le voile du mystère

Qu’y a-t-il au-delà du rêve ?
Pour Lovecraft, le rêve est un moyen d’échapper à une réalité morne — par exemple dans les nouvelles Azathoth, Céléphaïs et Le bateau Blanc. Un moyen qui semble presque toujours échouer. Ou pire, qui se transforme en regret. J’ai personnellement trouvé terrible de découvrir que le personnage de Céléphaïs soit revu dans La Quête onirique de Kadath l’Inconnue, et que l’on découvre que son rêve éternel n’est plus que lassitude et nostalgie de son pays natal. C’est injuste, mais peu de personnages de Lovecraft ont eu une vie juste, encore moins le bonheur.

J’ai pu apercevoir tout ce que l’univers peut receler d’horreurs, et même le ciel printanier, mêmes les fleurs de l’été me sembleront à jamais contaminées.
— L’Appel de Cthulhu (traduction Wikisource)

Du côté de l’univers de Tōhō, le rêve est au final mélangé à la réalité. Si je rêve que je suis allé à Gensōkyō, cela veut-il dire que ce monde « existe » ? Puisqu’il est souvent décrit comme un immense rêve, Gensōkyō existe à peine dans son propre univers. ZUN est malin, puisqu’il précise que Gensōkyō n’existe pas, mais que, par sa nature de rêve, il peut « exister »… en tant que songe. Ainsi, Gensōkyō n’existe pas plus pour Maribel et Renko que pour le lecteur.

La règle de la dichotomie

Cette section est plus une réflexion personnelle — enfin, l’article entier est une réflexion personnelle, mais ici encore plus.

Il semble que les univers décrits par Lovecraft obéissent à une règle de dichotomie : chaque horreur cache une merveille et inversement. Les Contrées du rêve contiennent des villes fabuleuses, mais aussi des peuples répugnants, comme les crapauds de la Lune. Les faibles et gentils dieux sont protégés par les autres dieux, dont Nyarlathotep, le Chaos rampant, est le messager.

Est-ce que cette règle s’applique aussi aux œuvres de ZUN ? Il ne semble pas, son univers est plutôt léger voire comique, même si on note certains passages étonnamment sombres. Les yōkai sont parfois décrits comme mangeant des humains, et les mangas racontent beaucoup de jeux de complots et de manipulations.

Le meilleur moyen pour que les tanukis prennent le contrôle du village est qu’ils gagnent l’affection des humains.
                Et je pense que les histoires et les livres sont parfaits pour ça.
                Quelqu’un a dit que qui contrôle le village contrôle Gensōkyō. — 東方鈴奈庵 ~ Forbidden Scrollery
Page rognée pour la citation, cliquez ici pour voir la scène complète (sens de lecture japonais, de droite à gauche)

Il faut aussi dire que ZUN est un grand fan des histoires d’Agatha Christie, et aime s’en inspirer, mais ne peut pas réellement décrire des morts dans son univers. Les enquêtes tournent alors autours d’esprits vengeurs, ou de disparitions temporaires, mais jamais rien de réellement horrible n’arrive. On voit des références à Agatha Christie surtout dans Embodiment of Scarlet Devil, Forbidden Scrollery et Foul Detective Satori.

Une contemplation triste du monde ?

Les personnages de Lovecraft expriment la lassitude de leur auteur par rapport au monde dans lequel il vivait.
C’est un monde en pleine transformation, ponctué de découvertes scientifiques, où les dernières terras incognitas vont bientôt être explorées. Mais c’est aussi une ère — selon Lovecraft — de décadence, de perte des traditions. Je soupçonne Lovecraft d’être nostalgique d’une époque qu’il n’a pas vraiment connue.

Et le futur décrit dans les albums de ZUN, bien que pas spécialement triste, montre un monde changé. Les institutions, la vision de la science et du monde a évolué, peu mais suffisamment pour donner au lecteur le sentiment de ne pas être à sa place. Peut-être est-ce le même sentiment qu’ont ceux qui ont mal vieilli, et qui regrettent le monde de leur jeunesse.

Le capitalisme, comme une arche de Noé, avait donné vie à une société stratifiée, et rentrait dans sa dernière étape : le « contrôle des populations ».
— Magical Astronomy

Il est difficile de dire si ZUN exprime une opinion quant au monde dans lequel il vit. Il semble pessimiste sur certains aspects, mais pas aussi désespéré que Lovecraft.


Conclusion

Comme de nombreux artistes, Lovecraft et ZUN mettent un peu d’eux-même dans leur œuvre, et un peu de leur vision du monde.

On retrouve des similitudes dans la manière de penser des deux hommes, comme s’ils partagaient un peu leur paradigme. ZUN a vécu après Lovecraft, on peut donc se poser la question : « ZUN a-t-il lu Lovecraft ? »
Dans mes recherches, je n’ai jamais trouvé de référence claire qui puisse indiquer cela. Et rien n’indique que ZUN apprécie l’horreur, or c’est la facette la plus connue de l’auteur américain.
Mais le créateur de Tōhō semble avoir la passion bien japonaise de l’Occident, notamment grâce à ses lectures d’Agatha Christie. Et ses réflexions sur les rêves proviennent peut-être de la culture dans laquelle il a grandi ; le Japon étant baigné de bouddhisme, de shintoïsme et de traces de taoïsme, trois religions où les rêves ont une place importante.

Et c’est ainsi que se termine cette analyse. J’ai conscience qu’elle est imparfaite, car je ne connais pas ces auteurs à fond, néanmoins j’espère qu’elle vous aura apporté une nouvelle perspective.
Enfin, je remercie Rem qui a fait le lettrage de la double page de Forbidden Scrollery utilisée comme citation. Inutile de chercher, ce manga n’existe pas en VF hormis ces deux pages — du moins, pas à ma connaissance.

Je vous dis donc à la prochaine fois ! Le prochain article parlera de jeu vidéo…